Pollution industrielle : la fabrique de bleu de Prusse aux Chaprais en 1825…et le curé Mercier
Nous poursuivons la publication de l’article de M. François Lassus que nous remercions de nouveau.
Revoir le premier article : pollution industrielle par le bleu de Prusse
L’architecte Alphonse Delacroix (1808-1878), dans ses Mémoires d’un Bisontin, rédigés deux ans avant sa mort, évoque le temps où, adolescent, il a vécu avec ses parents aux Chaprais, rue de la Cassotte : il parle à plusieurs reprises de cette fabrique de bleu de Prusse.
Alphonse Delacroix étudiant vers 1830
« Nos relations du plus proche voisinage eurent lieu avec l’ancien commandant Champion, disgracié, comme tant d’autres, par la politique royaliste […]. En attendant le retour de la fortune, le brave commandant dirigeait près de nous une fabrique de bleu de Prusse qui ne prospéra pas, mais d’où s’élevait la plus formidable infection qu’il soit possible d’imaginer. Il avait besoin, pour la faire tolérer, de l’indulgence de ses voisins. Tous, en raison de sa position fâcheuse et de l’estime dont il jouissait, lui et le chimiste Défosse son associé, s’abstenaient de réclamer contre leur industrie. La seule révolte que celle-ci souleva vint de la contrée du Patère. »
« Les affaires de la fabrique de bleu de Prusse, régies par Champion, ne donnant pas les avantages que l’on attendait de cette industrie furent interrompues vers l’année 1826. Convers fut l’une des personnes que l’on chargea d’administrer les opérations de cette clôture. »
Le jeune homme (il est âgé de 16-17 ans) est témoin en 1825 de la « révolte » des voisins contre la fabrique, menée par le curé Mercier [1].
» Si l’on se rappelle les qualités de ce vigoureux buveur [le curé Mercier], on ne sera pas étonné de le retrouver, un soir, traitant libéralement un certain nombre de jardiniers amis, et prolongeant le souper dans d’interminables libations. Tout à coup le vent du sud-ouest s’étant levé apporte parmi les convives une bouffée des senteurs de la fabrique [de bleu de Prusse]. Une indignation proportionnée à l’état des cerveaux s’empare des jardiniers et, quelques instants après, ils montaient à l’assaut des clôtures du lieu d’infection, précédés de quelques pierres qui réveillèrent des gardiens endormis. L’alarme est donnée. De quel côté partirent les premiers coups de fusil ? On l’ignore. […]. «
« Sous ma fenêtre où m’avait appelé le bruit, j’entendis dans l’obscurité la crosse d’un fusil se briser sur un des ouvriers, puis un cri de douleur ; mais ensuite, subitement, tout cessa comme par enchantement. J’entrevis dans le jardin, en face de ma chambre, une masse noire qui se retirait lentement, et que je crus reconnaître ! »
» Le lendemain la justice étant intervenue ne put rien savoir ni du commandant qui comprenait l’avantage du silence dans l’intérêt de sa fabrique, ni du curé à qui il importait fort de ne pas contrecarrer le système du commandant, ni des voisins jaloux d’être agréables soit à l’un soit à l’autre des deux chefs d’armée. A partir de ce moment il y eut même entre ceux-ci quelques échanges de politesse qu’interdisait auparavant, du moins quant au curé, l’état d’hérésie que Mme Champion avait reçu de ses pères dans le pays de Copenhague. D’un accord général le mystère de la nuit resta dans ses ténèbres. «
Le vallon de la Mouillère photo Montrille
Dans son journal, le bibliothécaire Charles Weiss, évoque lui aussi la création de la fabrique en 1822, et la violente réaction du voisinage en 1825.
Charles Weiss : buste de Clessinger Musée des Beaux Arts de Besançon
» 18 juin 1822.— MM. Bonnet viennent d’établir dans les Chaprais une fabrique de bleu de Prusse ; c’est une nouvelle branche d’industrie qu’ils importent dans notre pays, et on devrait leur en avoir beaucoup de reconnaissance. Cependant à peine leur fabrique est-elle construite, ils n’ont pas encore commencé leurs opérations et déjà ils sont en butte aux dénonciations les plus actives, de la part du curé et de ses voisins qui jurent qu’il leur sera désormais impossible d’habiter les Chaprais, à cause de la mauvaise odeur. Jusqu’ici l’autorité qu’on ne peut accuser de favoriser l’industrie a repoussé toutes les délations ; et il faut espérer qu’elle persistera dans le large parti qu’elle a adopté. »
» 8 août 1825 — Depuis quelques années, une nouvelle branche d’industrie s’était établie dans le pays. MM. Bonnet frères, jeunes négociants estimables, s’étaient associés à M. Desfosses, habile chimiste, pour l’exploitation d’une fabrique de bleu de Prusse, de sel ammoniac etc. Malheureusement, ils avaient construit leurs bâtiments dans les Chaprais, la partie la plus agréable de la ville et par conséquent la plus fréquentée des oisifs dans la belle saison. L’odeur produite par la calcination des ossements dont on retire le bleu de Prusse répandait une odeur fort désagréable et qui quelquefois s’étendait jusque sur la ville. Des plaintes avaient été portées par des cultivateurs du voisinage au conseil municipal et elles avaient été appuyées par un grand nombre de citoyens. Diverses mesures de police avaient averti MM. Bonnet que leur fabrique trouvait des adversaires puissants. Cependant elle continuait d’être en pleine activité et les produits qu’ils avaient envoyés à la dernière exposition des productions de l’industrie leur avaient mérité une médaille d’argent. Des embarras d’argent viennent de les forcer de suspendre leurs payements: samedi 6 courant, ils ont par une circulaire convoqué leurs créanciers.
» Cette pièce a été remise au tribunal de commerce qui les a déclarés en faillite ; mais il a reconnu en même temps la nécessité de laisser, dans l’intérêt des créanciers, la fabrique rouler. Ce n’était point l’avis des habitants des Chaprais ; excités, dit-on, par leur curé, dans le courant de la nuit dernière, ils sont venus en armes à la fabrique pour y mettre le feu. Les ouvriers les ont repoussés, mais les assaillants sont revenus à la charge et ont tiré plusieurs coups de fusil. Des ouvriers ont été blessés assez gravement, dit-on. Ce matin, le commissaire de police s’est transporté sur les lieux pour dresser procès-verbal des faits et entendre des témoins. Si cette affaire, d’une nature grave, a des suites, nous en témoignerons dans cette feuille avec nos réflexions sur un si triste événement, occasionné par les plaintes imprudentes de quelques magistrats et par le désir du pasteur de voir disparaître une fabrique dont l’odeur l’incommodait. «
Il n’est donc plus question de cette fabrique dans les annuaires après 1830 : les événements rapportés par Delacroix et Weiss ne sont peut-être pas totalement étrangers à la faillite.
En 1845, l’Almanach du Commerce de Péry évoque une fabrique de bleu à Dole : « Ravillon père et fils, rue Bernard, fabricants de bleu de Prusse, de Berlin, et bleu d’indigo pour azurer le linge et pour teinture. »
Le vallon de la Mouillère en 1962 (photo B. Faille)
[1] Delacroix évoque ailleurs « l’abbé Mercier, curé de Bregille, montagnon de forte encolure, rustiquement prétentieux et qui composait après boire. » Suite aux destructions de 1815, la paroisse de Bregille et son curé avaient été transférés aux Chaprais.
Sources photo : Mémoirevive Besançon