Savez-vous quel grand footballeur algérien a vécu aux Chaprais ?

Savez-vous quel grand footballeur algérien a vécu aux Chaprais ?

Amar Rouai, le foot au service d’une cause.


Football et politique font souvent un drôle de ménage. Les images de politiciens en compagnie de footballeurs sont légion. Très tôt, les élus ou candidats politiques ont compris l’intérêt que pouvait procurer d’avoir son image liée avec un sport populaire. Dès 1927, le président de la République participe à la finale de la coupe de France de football où les joueurs ne sont pas encore rémunérés par leur club.
Les excursions de footballeurs dans le monde politique existent également, George Weah, ancien joueur de Monaco et de Paris, est devenu en 2018, président du Libéria. Autre figure connue, Romario, ancien international brésilien est élu sénateur en 2015 à Rio de Janeiro. Mais qu’en est-il quand toute une équipe investit le champ politique ?
A cette réponse, l’histoire d’un footballeur passé par les Chaprais illustre ce propos. Amar Rouai est un footballeur dont le parcours est intrinsèquement lié à une épopée de l’histoire du foot dans un contexte de guerre.

Remontons alors aux prémices de l’histoire de cet homme en évoquant l’Algérie des années 1930. Les trois départements français d’Algérie comprennent près six millions et demi d’habitants dont près de 85% musulmans. Au sein de ces territoires, les inégalités sociales, économiques et politiques sont importantes entre les différentes populations. Les conditions d’accès à l’éducation et à la santé sont limitées pour les populations « mahométanes » comme elles étaient appelées. Même si quelques progrès ont été enregistrés depuis l’instauration de la Troisième République, les disparités dans les domaines précités restent encore immenses.
Amar Rouai est né en 1932 à Sétif. Il est le fils d’un sous-officier de l’armée française de la Première guerre mondiale. Ce soldat a été gazé pendant le conflit et en est revenu blessé. Le père d’Amar disparaît en 1939 laissant sa femme élever seule ses enfants. La famille, de condition modeste, comprend également les cousins d’Amar qui sont également orphelins. La maman d’Amar élève ainsi seule cinq enfants dans un modeste deux pièces d’El Eulma, non loin de Sétif. La famille n’a aucun lien avec le football.

Setif Algérie 1960
Les finances de la famille sont limitées, alors la mère et la sœur d’Amar tissent des tapis pour faire survivre la famille. Quelques revenus proviennent d’un hammam qui a été donné par un membre de la communauté juive de Sétif au père d’Amar. La vie du jeune homme est ponctuée par une intégration au sein des scouts musulmans. Cet élément est un point déclencheur dans la vie du sportif.
L’historien Stanislas Frienkel, auteur du livre « Le football des immigrés » (Artois Presse Universitaire, 2021) a rencontré Amar Rouaï il y a plusieurs années. Le chercheur explique comment les scouts musulmans ont été « un foyer du nationalisme algérien ». C’est là une étape dans le chemin que va mener Rouaï vers l’équipe du FLN.

Un autre point de basculement a lieu le 8 mai 1945 dans la région de Sétif. Des manifestations des indépendantistes dégénèrent quand l’armée française ouvre le feu. Une série de massacres entre Français et Algériens s’ensuivent et vont provoquer la mort d’une centaine de français. L’armée coloniale s’en va par exemple dans les villages et exécute sommairement des habitants. Cette répression serait responsable de la mort ou la disparition à au moins plusieurs milliers de victimes (Charles-Robert Ageron, Annie Rey-Goldzinger). Ces événements vont marquer les habitants de la région comme Amar Rouaï.
Dans ce terreau, les idées nationalistes ne semblent cependant pas constituer une priorité pour le jeune footballeur. D’ailleurs, l’attirance d’Amar pour ce sport n’a aucune origine familiale car aucun de ses proches n’est sportif. Ce goût du ballon rond, il l’acquiert dans les matchs de rue avec ses amis.
A El Eulma, dans ce qui est alors l’équipe musulmane de Saint-Amand, le jeune ailier droit Rouaï fait merveille. Son talent et son aisance balle au pied lui permettent de surclasser ses camarades, il n’a que seize ans et est déjà titulaire. Il s’est fait vieillir de deux ans pour parvenir à également à intégrer l’équipe première. Près de trois quart de siècles plus tard, Rouaï est considéré comme un des grands noms de l’équipe appelé aujourd’hui le MC d’El Eulma. A cette époque, les clubs décrits comme « musulmans » regroupent les Algériens arabes et berbères et ne sont pas considérés comme partie intégrante des championnats des Français d’Algérie, des rencontres sont organisées entre « Français » et « Musulman ».

Logo club foot MCEE
Logo du club d’El Eulma
Le football est au prisme de la société algérienne où deux mondes, un colonisateur, un colonisé, se croisent tout en étant séparés. Même si chacun a des relations dans cet autre monde. A cette situation, Amar parlera de l’existence d’un « Etat dans l’Etat » comme il le rapportera à Stanislas Frienkel.
Le talent d’Amar attire l’œil, l’équipe européenne locale souhaite alors l’enrôler en ce début des années 50. Le sétifien refuse, il est alors victime de pressions de la part de membres de cette équipe ou de complices. Il se retrouve, ainsi, plusieurs fois incarcéré sans raisons pendant plusieurs heures. La destinée du jeune homme semble d’intégrer l’équipe.

De Sétif aux Chaprais


Son histoire va alors s’écrire de l’autre côté de la mer. En France, un ami d’Amar, qui travaille à Notre-Dame-de-Brégançon, évolue dans le club de la commune de Moûtiers en Savoie. Le président du club est à la recherche de nouveaux talents. Aussi le compagnon d’Amar va parler au dirigeant du jeune prodige qui arrive peu après dans les Alpes.
Nous sommes en 1953. Entouré de compatriotes, qui habitent la région, Amar commence à montrer l’étendue de ses qualités techniques et physiques. Pendant près de six mois, il vivra dans des conditions relativement modestes. Dormant avec des terrassiers algériens dans des roulottes de fortune, Amar peut néanmoins se consacrer à son sport. Cette situation n’est pas sans rappeler à Besançon, les ouvriers algériens qui vivaient au début des années 50 dans les anciennes fortifications ou des endroits plus précaires dans le quartier de Battant.
Au cours d’un match, Rouaï joue contre l’équipe de l’US Annemasse qui évolue alors en sixième division. A la suite de ce match, le jeune homme signe dans le club qu’il vient d’affronter. Sa situation s’améliore, il est logé dans un hôtel-restaurant appartenant au président du club. Amar souhaite évoluer avec une stratégie simple : ne pas brûler les étapes. Il veut évoluer progressivement pour atteindre des sommets..
L’idée de Rouai s’avère payante. Ses performances le mettent de nouveau sous les feux des projecteurs. Il intègre le Racing Club de Besançon en 1955. Le club évolue alors en deuxième division et les joueurs en sont professionnels. Le début de ses années bisontines marque pour Amar un tournant. Joueur de petite taille (environ 1m70), sa technicité lui permet de battre ses adversaires et de marquer. Très souvent titulaire, il est notamment l’auteur de douze buts lors de la saison 1956-1957. Malgré tout son talent, le footballeur algérien ne peut aider le club bisontin à atteindre la première division.
Footballeur accompli, les années bisontines de Rouaï sont marquées par sa présence aux Chaprais. A son arrivée, le jeune sportif est hébergé dans l’hôtel de l’avenue du Maréchal Foch. L’établissement est alors tenu par Louis Roset, ancien gardien de but du Racing. Ce nom n’est pas inconnu pour les supporters du Racing, c’est en effet le père de Jean-Louis, le gardien de but qui est le recordman en nombre de matchs joués avec Besançon.

avenue Foch hôtel
Hôtel qui accueillait Amar Rouaï à son arrivée à Besançon
Le footballeur de Sétif déménage pour habiter un studio que lui a trouvé le club et qui est situé rue de Belfort. Les années chapraisiennes d’Amar sont heureuses, il y rencontre sa femme, Monique qui habite rue de la Prévoyance. Elle est la fille d’un cheminot. Rappelons que cette corporation habite historiquement cette zone située non loin des entrepôts SNCF de Besançon. Le talent du sportif crée la convoitise chez les grands clubs français.
A une époque où les joueurs de foot ne sont que des « marchandises », la plupart se retrouvent obligés de signer dans un club pour répondre aux intérêts financiers ou politiques des dirigeants sportifs. Le Racing de Besançon est approché par deux clubs, le FC Sochaux-Montbéliard et le SCO d’Angers. Pour une fois, dirigeants et joueur sont d’accord, Amar s’en va signer à Angers en juillet 1957.
Durant la saison 1957-1958, son talent est tel que certains parlent de lui en équipe de France de football. Depuis Larbi Ben Barek dans les années 30, les Bleus puisent chez les joueurs arabophones de talentueux sportifs. La génération de Rouai comprend ainsi Rachid Mekhloufi, légende de Saint-Etienne ou encore Mustapha Zitouni qui joue à Monaco et est alors l’un des meilleurs défenseurs au monde. Ces noms, devenus légendaires dans l’imaginaire footballistique algérien, alimentent une équipe de France composée de grands noms comme Kopa, Fontaine ou encore Piantoni.
Alors que leurs compatriotes sont victimes de discriminations voire plus pendant la guerre d’Algérie, Amar se considère comme chanceux durant son séjour français. Mais il n’en reste pas moins sensible aux événements qui se déroulent de l’autre côté de la Méditerranée. Contrairement à une croyance établie, une partie de la guerre d’Algérie s’est jouée en France. Le sport n’est pas épargné par le conflit.


Abdelaziz Ben Tifour, est un des nombreux joueurs algériens évoluant dans le championnat français. Il est international français avec quatre sélections. Il est le premier sportif, avec Mokhtar Arribi à participer à une idée simple mais redoutable, constituer une équipe de footballeurs algériens connus au service de la cause indépendantiste. Sous la supervision de Mohamed Boumezrag, membre du FLN (front de libération nationale) et aussi dirigeant du foot français, les joueurs algériens sont contactés un à un pour créer cette équipe. Ce projet s’appuie sur les bases d’une équipe algérienne créée en 1957 et qui avaient disputé plusieurs matchs autour d’un entraîneur appelé Habib Draoua.
Si certains sportifs acceptent, quelques uns déclinent l’invitation ou ne rejoignent l’équipe que plus tard. Parmi les premiers volontaires, on retrouve Mekhloufi, Zitouni et Amar Rouaï. Interrogés sur leurs motivations, la plupart de ces sportifs mettent en avant la volonté de servir leur pays et de répondre ainsi à ce devoir. Utiliser le football comme loupe sur la lutte indépendantiste n’est pas nouveau. Comme le rappelle Guillaume Germain, auteur de «1960-2020, 60 ans d’Euro de football  » (édition Jérôme Do Bentzinger, 2020) « Le football est bien plus qu’un sport populaire. Il est une vitrine des réalités historiques et géopolitiques du moment. »
Au printemps 1958, tout se prépare tandis que le championnat de France bat son plein et que le pays se prépare à la coupe du monde de la même année. L’ambiance est électrique tout de même pour les joueurs algériens comme le rappelle le journal suisse le Jura  dans son édition du 17 avril 1958 « le climat des stades français et l’humeur de certains spectateurs qui n’hésitent pas à qualifier de fellagha [nom des insurgés du FLN] les joueurs algériens».  
Dans l’ombre, les organisateurs de l’équipe se préparent. Ils ont décidé de faire sortir de France les joueurs concernés parmi lesquels Amar. Nous sommes le dimanche 13 avril. Les matchs battent leur plein. Sur la Côte d’Azur, le SCO d’Angers affrontent Monaco. Sur le terrain, Zitouni doit stopper les attaques de Rouaï. Ce dernier va marquer son septième but de la saison.
A la fin du match, les Monégasques dont Ben Tifour, Zitouni et Amar Rouaï se rendent à Menton pour prendre le dernier train de nuit direction Rome. Tant que bien que mal, ils parviennent à passer la frontière. Ils sont accompagnés de leurs familles. Amar est parti avec Monique et leur premier garçon né à Besançon. Pour ne pas attirer l’attention, les joueurs sont disséminés dans le train. Suite aux consignes, ils n’ont pris que le strict minimum. Hors de question que les Français repèrent ces départs.
Au matin, les voici à l’ambassade de Tunisie à Rome où un groupe mené par Mekhloufi les rejoint puis tous gagnent leur terre de refuge, la Marsa, non loin de Tunis. L’arrivée à l’aéroport de Tunis est d’ailleurs filmée Arrivée à Tunis des quatre footballeurs algériens – Vidéo Ina.fr.
Le départ des joueurs, pour certains très connus, est un choc en France. La presse se dépêche de partir en Tunisie pour avoir l’exclusivité d’un entretien, d’une photo de ces « révolutionnaires ». Le journal le Jura encore résume la démarche des joueurs « Pour tous les joueurs en cause, ce départ ne représente pas autre chose que l’affirmation librement assumée d’une conscience nationale. »
Anouar Rouaï arrive à Tunis
Arrivée à Tunis le 21 avril 1958 (Capture écran INA)
Pour le championnat français, les conséquences sont importantes à mesurer. Le périodique suisse résume le mieux cet événement « Le départ des joueurs aura naturellement une incidence sur le déroulement des compétitions nationales françaises et causera aux clubs dans lesquels ils étaient engagés un préjudice financier d’ores et déjà évalué à 100 millions de francs français [182 000 euros actuels] ». Bien que le « préjudice » soit difficilement quantifiable, l’absence de ces joueurs crée un coût en France. Coût financier car certains de ces sportifs sont de véritable star comme Zitouni et Mekhloufi, les équipes perdent des joueurs qui peuvent rapporter de l’argent dans les transferts. Coût sportif car ces joueurs constituent une perte pour les clubs et aussi pour l’équipe de France de football. Par exemple, Amar aurait constitué un excellent remplaçant pour la sélection nationale.
foot algériens dsparus
Médiatiquement, le départ de ces footballeurs est une réussite incontestable, les médias français et internationaux s’emparent de l’événement. La fuite des neuf footballeurs fait la une de nombreux journaux. En Tunisie, la nouvelle équipe s’organise avec l’arrivée progressive de joueurs algériens évoluant en France ou au Maghreb. Les premiers matchs de cette sélection est comme un symbole contre le Maroc et la Tunisie en mai 1958.
Dans les années suivantes, des tournées sont réalisées auprès des pays arabophones et des pays communistes. Ces matchs sont souvent couronnés de succès, le niveau des adversaires diffère mais peu d’équipes rivalisent face aux Algériens. Rapporter les dizaines de matchs joués par l’équipe du FLN entre 1958 et 1961 serait trop long. Pourtant certains de ces matchs possèdent une dimension mythique.
L’un d’eux se déroule le 29 mars 1961. L’équipe algérienne réalise une tournée en Europe de l’Est et s’arrête à Belgrade affronter la Yougoslavie. Le début du match est compliqué, l’ambiance très froide, les supporters slaves ont l’habitude étrange d’aller aux rencontres sportives pour tout sauf regarder la rencontre, les uns discutent, les autres lisent le journal… Pourtant, les « Fennecs » ont une motivation pour ce match, l’ambassadeur de France en Yougoslavie a fait le déplacement afin de marquer symboliquement le rejet de cette équipe indépendantiste.
Les Algériens pratiquent leur meilleur football, ils remportent le match par six buts à un. Les Yougoslaves exultent face au jeu proposé et applaudissent les vainqueurs du jour. Partout où cette équipe passe, elle parvient à atteindre son objectif : faire parler de la cause indépendantiste. Les joueurs algériens vivent trois années épiques : ils rencontrent le général Giap au Viet Nam, ils visitent le Kremlin et la Cité Interdite, traversent la Pologne dans des conditions horribles, gagnent l’Irak en bus depuis la Tunisie… Amar Rouaï est de toute cette aventure, cependant durant son séjour, il contracte, au Viet Nam du Nord, une maladie qui le poursuivra de nombreuses années.
Anouar Rouaï au Vietnam
Amar Rouai (au milieu) au Viet Nam du Nord en 1959 (photo de Nguyen Duc Minh, interprète Vietnamien à l’ambassade d’Algérie)
Dans ce groupe, Rouaï est un élément écouté, apprécié par de nombreux joueurs. Il est notamment proche des joueurs de sa région comme Rachid Mekhloufi. Dans l’ouvrage « L’indépendance comme seul but » paru en 2008, le chercheur Kader Abderrahim parle d’ailleurs d’Amar comme « L’âme de l’équipe du FLN », le qualifiant d’« organisateur né ».
Après les accords d’Evian de 1962, l’Istiqal, l’indépendance, est officielle pour l’Algérie. L’heure de la séparation a sonné pour les joueurs algériens. Les uns s’en vont construire le football algérien, les autres retournent en France.
Amar retourne jouer à Angers pendant une saison. Cependant ses problèmes de santé l’empêchent de retrouver son meilleur niveau. Il prend sa retraite à trente et un ans. La deuxième vie d’Amar commence, il va devenir entraîneur. L’ancien chapraisien effectue un retour aux sources en coachant le club d’El Eulma.


Puis a carrière se fait au Maghreb exclusivement, il n’aura jamais la chance de travailler en France. Par-delà le sport, Amar est un homme qui aime s’entourer de ses amis. C’est donc tout naturellement qu’il intègre en 1975 le staff de l’équipe nationale d’Algérie en s’occupant, avec entre autres Rachid Melkhoufi, des sélections de jeunes (il s’agit des Espoirs). Il ajoute à son palmarès, une victoire aux Jeux Méditerranéens face à la France en 1975.
Le deuxième fait d’armes important de l’entraîneur Rouaï conduit le Mouloudia Club d’Oran dans l’une de ses plus grandes épopées en devenant champion d’Algérie en 1988 puis en remportant la Ligue des Champions d’Afrique l’année suivante.

A l’heure de la retraite, Amar décide de revenir en France. Sa femme qui l’a suivi pendant trente ans, s’établit avec lui à Annemasse où vivent une partie des descendants de la famille.
La reconnaissance d’Amar et de ses amis sera tardive et connue que dans les derniers jours de sa vie. L’élégant de Sétif s’éteint en 2017, laissant le foot algérien orphelin de l’un de ses grands talents.
Dans une guerre sanglante qui ne portera ce nom qu’en 1998, l’épopée des footballeurs algériens marque un combat dont les armes ne sont pas meurtrières mais encore plus puissantes car elles font changer des opinions.


Sources et remerciements : Famille Rouaï (un grand merci ), Stanislas Frienkel, Guillaume Germain