Une grande actrice originaire des Chaprais

Une grande actrice originaire des Chaprais

Quelle star internationale a dormi rue de Vittel ?
Geneviève Page, une fille de chapraisienne à Hollywood.


Par un matin de mars, à une heure où Besançon sommeille encore, une chaine de cinéma passe un film américain de 1969, « A Talent for loving ». Le film, oscillant entre western et comédie, qui n’est pas resté dans les annales malgré la présence d’un Richard Widmark des grands jours.
Une des actrices présentes dans ce film attire l’attention, malgré une diction anglaise parfaite, une pointe d’accent français se dégage. Cette actrice s’appelle Geneviève Page. Peu connue des jeunes générations, cette grande dame du cinéma n’en est pas moins une des plus grandes stars françaises dans le monde anglo-saxon de l’après-guerre.
Buñuel, Delannoy, Cukor, Carné, la liste des réalisateurs qui ont dirigé l’actrice est impressionnante. Cette femme plonge ses origines maternelles dans le quartier des Chaprais. Revisiter la vie et la carrière de cette grande artiste, c’est replonger dans le septième art d’Après-guerre entre les deux rives de l’Atlantique.
Les racines bisontines
Genevieve Page, de son vrai nom, Geneviève Bonjean est née le 13 décembre 1927 à Paris. Son père, Jacques-Paul, est un collectionneur d’art originaire de Montparnasse. Sa mère s’appelle Germaine Catherine, née à Besançon le 25 août 1901. Germaine passe sa jeunesse rue de Vittel. Elle est la fille de Camille Isaac Lipmann et de Jeanne Levaillant.

2 rue de Vittel Lipmmann, Geneviève Page
Le 2 rue de Vittel, lieu de résidence d’une partie de la famille Lipmann

Comme son nom l’indique, Isaac est de la famille des célèbres entrepreneurs horlogers à l’origine de LIP.il est issu de la deuxième génération Lipmann, la première née à Besançon. Camille Isaac, sa sœur Jenny et son frère Ernest sont les grands développeurs de la marque puisque des succursales à Marseille et Paris. Camille Isaac est un gestionnaire hors-pair et va ainsi avec sa fratrie faire de Lip une marque connue.
Camille Isaac se marie en 1905 avec Jeanne Levaillant. Leur fille, Germaine vit également principalement rue Beauregard où elle est recensée en 1922. Elle se marie une première fois avec un américain Léopold Meiss Lévy en 1922. Cette union sera de courte durée puisque le divorce est prononcé en 1923. Quelques années plus tard, elle épouse en secondes noces, Jacques Bonjean. Le mariage est naturellement célébré à Besançon. Nous sommes le 19 octobre 1925. Le quotidien le Gaulois du 29 octobre 1925, reprenant une dépêche, évoque « un mariage dans la plus stricte intimité ». Mais Germaine part vivre Paris même si ses liens avec la capitale comtoise perdurent.
Germaine et Jacques deviennent les parents de Geneviève mais aussi de Michel (1926-2020). La famille vit dans le monde de l’art. Jacques s’associe à un ami appelé à entrer dans la légende de la mode, un certain Christian Dior. Nous sommes en 1928 quand les deux camarades ouvrent une galerie située au 34 rue de la Boétie à Paris.

Rue de la Boëtie à Paris

La galerie met en avant des artistes, souvent ami des collectionneurs. La plupart de ces artistes ont « sombré dans l’oubli » : Raoul Dufy, Max Ernst,…. Le fauvisme et le cubisme sont mis à l’honneur. L’amitié entre les deux hommes est très forte, Christian Dior est le parrain de Geneviève Bonjean, la future actrice. Cette dernière interrogée en juillet 2013 par le magazine « Le Point » rappelle « Il [Dior] n’avait pas d’argent à l’époque et dessinait des chapeaux pour les grandes maisons. Il déjeunait un jour sur deux à la maison et jouait du piano, à quatre mains, avec ma mère [Germaine Lippmann] dans ma chambre. Je me réfugiais dans les toilettes pour apprendre mes leçons. » Celle qui deviendra une grande actrice de théâtre a donc dès son plus jeune âge baignée dans un univers artistique très fort même si éloigné des caméras.
Les affaires de Christian Dior et de Jacques marchent bien jusqu’en 1931. La crise de 1929, provoquée par une bulle boursière, a rattrapé la France qui se croyait à l’abri de l’effondrement économique grâce à son empire colonial. L’entreprise des deux associés semble en difficulté financière si on en croit plusieurs articles d’art. Jacques Bonjean aurait commencé à se retirer de l’affaire selon ces mêmes sources, laissant Dior seul. Cette information est erronée, on retrouve des traces de sa galerie en 1932 et 1933 dans la presse spécialisée.
1931 est une année complète de transformation puisque Jacques Bonjean, le père de Geneviève entre au capital de Lip en 1931 avec toute la nouvelle génération Lipmann, preuve de la volonté de la transmission familiale au sein du clan horloger. Début 1934, Jacques se sépare de Dior et ouvre une nouvelle galerie comme en atteste un article du Journal des débats politiques et littéraires en avril. Dior va se diriger alors dans le domaine de la mode avec le succès qu’on lui connaît. Pour sa part, Geneviève, poursuit son chemin vers les arts, comme elle le rapporte toujours en 2013 dans le « Point » où elle confie son goût pour Voltaire à son entrée dans l’adolescence.
Les traces de la famille Bonjean pendant la Seconde guerre mondiale sont faibles. A Besançon, les Lipmann se cachent en raison de leur orientation confessionnelle. Plusieurs d’entre eux sont déportés et disparaissent à Auschwitz, c’est notamment le cas des grands-oncles et tante de Geneviève, Jenny et Ernest David. Sortis de cette période sombre, les Bonjean poursuivent leur vie parisienne. Le père, Jacques, se tournant de plus en plus vers la littérature.
C’est peut-être ce goût de la littérature qui va la conduire vers le théâtre. Mais ce chemin se fera progressivement. Après des études au Lycée Racine à Paris, elle part dans le Gers poursuivre sa scolarité. Une fois le baccalauréat obtenu, elle intègre l’Ecole du Louvre allant dans une voie proche de celle de son père.



« Elle s’y montra éblouissante et vraiment en possession de son art »
Roger Deleaval



Cependant, la scène l’appelle. Geneviève entreprend sa carrière avec le cours du Vieux Colombier rattaché au théâtre parisien du même nom. Elle intègre ensuite le Conservatoire. La légende rapporte qu’elle a alors quitté cette prestigieuse formation car l’orientation qu’on lui proposait ne lui convenait pas. Elle voulait se diriger vers la tragédie quand ses enseignants la prédestinaient vers la comédie. Elle serait alors repartie travailler dans la galerie de son père.
En 1949, elle passe devant la caméra avec un rôle où les costumes sont réalisés par un certain Christian Dior, son parrain. Son premier rôle marquant est dans Fanfan la Tulipe de Christian-Jacque où elle incarne l’un des principaux seconds rôles, la marquise de Pompadour.
La bande-annonce de Fanfan la Tulipe.
Trailer du film Fanfan la Tulipe – Fanfan la Tulipe Bande-annonce VF – AlloCiné (allocine.fr)
Elle y croise Gérard Philipe qui deviendra un de ses amis. Ces deux-là partageront en commun le goût du théâtre. L’inoubliable interprète du Cid recroisera Geneviève sur les planches en 1958. Elle commence en effet en 1952, sa grande carrière théâtrale où elle joue dès 1953 pour Sacha Guitry.
Contrairement à ce qu’il écrit sur sa page Wikipédia, la carrière sur les planches de Geneviève Page ne commence pas en 1952 par Les Compagnons de la marjolaine. Quelques mois auparavant, la jeune femme a traversé la Manche. A l’invitation du grand Laurence Olivier, elle a joué dans une pièce britannique The Happy Time  à compter du 30 janvier 1952 pendant un mois. La comtoise d’origine y joue le rôle de Mignonette. Les critiques sont mitigées tant sur la pièce que sur la performance de l’actrice. La lecture des commentaires pourrait aujourd’hui passer pour de la misogynie, Geneviève étant souvent qualifiée de « jolie » actrice mais son jeu est jugé assez négativement.

Happy Time Geneviève Lepage
Extrait d’un document évoquant le casting de The Happy Time.

Dans les années suivantes, Geneviève joue avec les plus grands, elle explose en 1953 face au plus grand des acteurs suisses, Michel Simon dans le film L’étrange désir de Monsieur Bard. Dans ce film surprenant, elle joue Donata, une danseuse qui tombe amoureuse d’un conducteur de chauffeur cardiaque. On la retrouve en 1956 en tête d’affiche de Michel Strogoff avec l’immense artiste autrichien Curd Jürgens. Au théâtre, elle entame une fructueuse collaboration avec Jean Vilar, elle deviendra alors une icône du TNP. Elle retrouve en autre Robert Lamoureux dans la Manière forte. Le journaliste suisse Roger Deleaval écrit en 1959 au sujet de cette pièce « Elle s’y montra éblouissante et vraiment en possession de son art » dans Le Journal et feuille d’avis du Valais du 24 avril 1959.
Dans sa vie privée, Geneviève se marie en 1959 avec Jean-Claude Bujard (1925-2011), un administrateur de sociétés. M.Bujard dirige des sociétés promis à un grand avenir : Trigano, Clud-Med. Le couple a deux enfants et cinq petits-enfants.


Une star internationale


Geneviève Page Life 1952

Geneviève Page dans le magazine Life parue le 1er décembre 1952 dans une série consacrée aux nouvelles actrices françaises.
Comme le montre l’image ci-dessus, la chapraisienne d’origine est repérée par la presse internationale dès le début des années 50.
Sortie en 1957, L’Enigmatique Monsieur D. marque le premier grand rôle à l’étranger de Geneviève dans le cinéma étranger. Face à Robert Mitchum, la française incarne une veuve qui croise la route d’un publicitaire qui cherche à résoudre la mort d’un commanditaire. Elle joue aussi pour le cinéma italien, espagnol. Dans le Bal des adieux, en 1960, Geneviève joue une princesse qui croise la route du musicien Franz Liszt.

Bal des adieux Geneviève Page
Affiche du Bal des adieux, 1960.
En 1961 sort l’un des films les plus importants de la carrière de Geneviève Page, la superproduction Le Cid où la française croise Charlton Heston et Sophia Loren. En princesse Urraca, elle incarne une figure récurrente du cinéma américain des années 50, celle d’un personnage féminin qui complote contre la volonté du personnage principal masculin. Ce personnage constitue souvent un second rôle. Le film n’en est pas moins un succès commerciale et critique, il obtient trois oscars.
Dans les années 60, elle alterne le tournage de films français avec les plus grands réalisateurs (Jean Delannoy, Jean Becker ou encore René Clément) avec des productions étrangères. Bien que l’audience de ces films reste limitée en Europe, Geneviève confirme son statut de valeur française à l’international. On la retrouve notamment dans Grand Prix de John Frankenheiner, elle joue la femme du pilote Jean-Pierre Sarti interprété par Yves Montand. Le film sur l’univers automobile est l’un des succès de l’année 1967 aux Etats-Unis, couronné par trois oscars. L’actrice démontre également son goût de la scène. Sous la conduite de Jean-Louis Barrault, elle joue au TNP plusieurs pièces.

Geneviève Page Télé 7 jours décembre 66

Geneviève Page en couverture du Télé 7 jours du 3 décembre 1966.
A l’aube de la quarantaine, Geneviève Page va signer deux de ses principaux rôles. Dans le célèbre Mayerling, qui raconte le suicide de l’héritier au trône d’Autriche et de sa maîtresse, l’actrice impose sa présente en comtesse Marie Larisch, cousine du défunt. Elle complète un casting comprenant Ava Gardner, Omar Sharif et Catherine Deneuve. Cette dernière partage également l’affiche avec Geneviève dans Belle de Jour. Ce film, réalisé par le grand Luis Buñuel, évoque la prostitution de la bourgeoisie. Cet œuvre est couronné par un Lion d’or en 1967.
A compter des années 1970, Geneviève tourne moins de films, se consacrant de plus en plus au théâtre. Devant la caméra, la parisienne n’en tourne pas moins pour de grands réalisateurs, que ce soit en 1972 dans Décembre avec l’algérien Mohammad Lakhdar-Hamina ou encore dans le cultissime Buffet Froid de Bertrand Blier en 1979. Elle joue dans un dernier film américain en 1987 avec Jeff Goldblum.
Toujours dans ces mêmes années, elle poursuit inlassablement sa carrière au théâtre, elle collabore en 1984 avec Jean-Louis Barrault, l’ami de toujours, dans l’une des dernières pièces mises en scène par ce dernier Angelo, tyran de Padoue écrit par Victor Hugo. Elle joue dans Britannicus en 2011.