Des livres à lire pas forcément à la plage
Prendre le temps de lire mais quoi ? voici deux premières propositions de Ginette Chapuis
Perspectives de Laurent Binet et Un tombeau pour Kinne Gaajo de Babacar Boris Diop
Perspective(s) Laurent Binet Grasset
Perspective(s) est le 4ème roman de Laurent Binet, dont le premier HHhH (dans lequel il est question du projet d’assassiner Heydrich, le bras droit d’Hitler à Prague) a obtenu le prix Goncourt du premier roman et avait été suivi de Civilizations, uchronie dans laquelle Christophe Colomb ne découvrait pas l’Amérique mais c’étaient les Incas qui débarquaient en Europe. Donc voilà un romancier qui s’intéresse beaucoup à l’histoire.
Celui-ci se passe à Florence, la ville des Médicis, en 1557, en pleine Renaissance. Tout est vrai, mais cette fois, c’est un roman épistolaire avec 20 personnages, et c’est aussi un roman policier dont voici l’intrigue : Le peintre Pontormo, chargé d’effectuer les fresques d’une église auxquelles il travaillait depuis 11 ans, est retrouvé assassiné sur le lieu de son travail et à côté de lui un tableau de sa main qui a été maquillé : le visage d’une fille de Côme de Médicis remplaçant le visage original.
Comme dans tout polar, on a un meurtre, des suspects, des mobiles, une enquête et des enquêteurs, mais ici, on a 20 suspects, autant de mobiles ; les personnages dans leurs lettres parlent à la première personne et on ne doit croire aucun d’entre eux, le lecteur doit mettre en doute la parole de chacun. L’intérêt est décuplé par l’arrière-plan historique authentique : la cour des Médicis, la cour de France puisque Catherine de Médicis est un des personnages, la ville de Rome dans laquelle réside et travaille Michel-Ange occupé par la peinture de la chapelle Sixtine, tous sont suspects et tous parlent du crime et de ce fameux tableau qui a disparu et risque de faire scandale s’il réapparaît. Le huis clos est bien là, la ville de Florence, mais grâce aux personnages de Michel Ange à Rome et Catherine de Médicis à Blois on en sort régulièrement. Les personnages sont de tous les milieux, royal, princier, artistique et populaire, car on a aussi affaire aux aides des peintres, les broyeurs de couleurs ou les fabricants du cadre et de la toile des tableaux.
Grâce à la diversité de tous ces éléments, l’intérêt de la lecture est multiplié et cette petite coquetterie du S mis entre parenthèses au titre « Perspective(s) » est une excellente trouvaille, la perspective dans les tableaux et les différents points de vue des personnages s’imbriquant parfaitement dans ce roman. Laurent Binet est coutumier du fait déjà avec HHhH et Civilizations, les deux précédents romans.
Un tombeau pour Kinne Gaajo de Boubacar Boris Diop 2024
Prix international de littérature Neustadt 2022 ( paraît-il, l’équivalent américain du Nobel)
Ne pas confondre avec cet autre Sénégalais, plus jeune, David Diop dont je vous avais parlé pour son roman » La porte du voyage sans retour ». Boubacar Boris Diop est né en 46. Il est également journaliste. En 1998, il va au Rwanda, 4 ans donc après le génocide, publie un livre « Murambi, le livre des ossements » et cesse d’utiliser le français pour écrire ses livres, afin de montrer sa réprobation vis-à-vis de l’attitude de la France.
Celui-ci est donc une traduction par l’auteur lui-même de l’édition originale parue il y a 4 ans en Wolof, une des principales langues du Sénégal. Le point de départ de ce livre est une tragédie qui s’est produite en 2002 : le ferry « le Joolo » qui reliait la Casamance, province du sud du Sénégal à Dakar sombre avec 2000 passagers à bord. Prévu pour 500 passagers, il fait plus de victimes que le Titanic. Il y a donc des responsables qui ne seront jamais recherchés et cette catastrophe incroyable va très vite tomber dans l’oubli. L’auteur veut donc par ce roman contribuer à sa façon à rendre hommage à ces victimes si vite oubliées.
Car Kinne Gaajo est l’une d’elles. C’est son amie, la journaliste Njéeme Pay, qui décide de lui rendre hommage en écrivant un livre dans lequel elle fait parler Kinne Gaajo . C’est la 2ème partie du livre qui commence aux deux tiers de celui-ci. La première partie est racontée par la journaliste elle-même. Lorsqu’elle apprend que son amie fait partie des victimes, elle entreprend un retour aux sources et se rend à Thiaroye et Tilabéri , deux petites villes de l’intérieur où elles vécurent leur enfance et jeunesse. Là elle retrouve la famille de Kinne Gaajo, sa mère, son frère handicapé qui fait de la politique et des traces de leur passé. Kinne Gaajo y a mené une vie de femme indépendante, libre de toute attache, prostituée non par nécessité mais par défi, par choix, goût de la liberté. Elle voyage, suit un « client » au Mexique, mais n’y tient pas plus de 2 ans, écrit, voyage.
Après ce retour aux sources, l’analyse de l’ordinateur de Kinne, la journaliste-amie écrit le récit de sa vie à la 1ère personne. On a ainsi un portrait de la société sénégalaise mais surtout le portrait d’une femme assoiffée de liberté dans une société multiple, avec des disparités énormes, villes et villages face à la modernité
Pour ceux qui ne connaissent pas la honte française que représente Thiaroye : un nombre contesté, 70 ? 191 ? de soldats africains qui avaient combattu dans l’armée française furent massacrés dans le camp de Thiaroye pour avoir réclamé leur dû, prime de démobilisation et pécule à la fin de la guerre
Ginette Chapuis