Retour sur les deux séances de café histoire à La Fée verte, consacré à la rue de Belfort
Lorsque Jean Claude Goudot me demanda d’intégrer le groupe « Histoire, Patrimoine, Mémoire des Chaprais » il y a deux ans , malgré mon DEA d’Histoire, je lui fis part plusieurs fois de ce que j’estimais être mon illégitimité . Originaire du nord, Armentières précisément, la ville de Line Renaud et Dany Boon, je n’habite notre quartier des Chaprais que depuis trente ans et j’y ai souvent le ressenti d’un immigré de fraîche date. Mais probablement, au minimum, la moitié de la population de notre quartier doit être dans mon cas. Ce sera donc , un regard neuf presque extérieur qui sera porté ici sur le dernier café-Histoire qui a eu lieu au sympathique café « La Fée Verte » ainsi nommé à la gloire de l’absinthe spécificité aussi bien locale.
La Fée Verte 20 rue de Belfort (photo Alain Prêtre)
La première réflexion qui me vient est la suivante. Lorsque Bernard Carré émit l’idée, pour l’avoir connue en Bretagne, de ce type de manifestation, peu de membres du groupe n’imaginaient le succès étonnant que la formule rencontrerait. Il faut voir aujourd’hui la délectation des participants à évoquer leur « cher quartier » et ce qu’ils y ont vécu !
Café Histoire du 22 mars 2018 (photo Alain Prêtre)
Les cafés-Histoire ont risqué à un moment de virer à la simple conférence. Il n’en est plus rien. Jean Claude Goudot, l’animateur intarissable de ces séances, est sans arrêt relancé par des personnes qui ont des anecdotes à raconter sur leur quartier. Une telle travailla dans le magasin de chaussures Laude pendant trente ans (le magasin était alors situé, jusque dans les années 1990, là où est installée, aujourd’hui, une agence de la Banque Populaire). Telle autre se souvient avec précision du restaurant de poisson « Charlie 1er » en lieu et place de La Fée Verte « Les repas y étaient délicieux » précise la dame avec nostalgie ; tel autre se souvient de la boulangerie Sagar. Les commerces où l’on allait faire ses commissions ne sont-ils pas des marqueurs importants de l’histoire intime de notre jeunesse.
Le bonheur de toutes ces personnes à évoquer un passé disparu et dont il ne reste souvent que quelques traces sous forme de carte postale, pan de mur, ou locaux désaffectés fait plaisir à voir et justifierait à lui seul le succès de ces « cafés-Histoire ».
Et pour un non-autochtone comme moi ?
La masse de renseignements fournis est une base de réflexion passionnante pour comprendre le lieu où j’ai fini par m’insérer au cours d’un parcours professionnel erratique.
Voici ce que j’ai retenu du propos de Jean Claude Goudot, véritable « mémoire vive », des Chaprais qui a, avec lui, désormais une équipe remarquable de dénicheurs de documents : Christian Buron, Guy Renaud, un éminent spécialiste des becs de gaz, Alain Prêtre, Bernard Carré, Roger Chipaux .
Le dynamisme actuel du quartier des Chaprais s’explique en grande partie par un passé particulièrement riche et industrieux. Ce quartier est indéniablement, après celui de Battant, la deuxième extension qui prolongea la capitale Franc comtoise . Saint-Ferjeux, Montrapon etc. étaient des villages environnants que l’agglomération absorba plus tard. La célèbre écrivaine Colette disait d’ailleurs qu’elle y allait en vacances « à la campagne ».
Au milieu du dix-neuvième siècle, quand les contraintes militaires des campagnes napoléoniennes, s’estompent, s’édifie peu à peu, au long de ce qui était encore appelé la rue de Baume ( les Dames), un quartier industrieux. Celle-ci devient bientôt la rue de Belfort (on perçoit alors l’extension de la perception spatiale d’une génération). Le long de la « rue de Belfort » s’agrègent des ramifications telles l’avenue Carnot par exemple qui mène au deuxième pont d’accès à la Boucle qui vient d’être construit le « pont fil de fer », actuel « pont de la République ». Jusqu’à cette époque, le pont Battant faisait seul office de voie de pénétration dans la vénérable Vesontio.
Le pont de Fil de Fer
Les grandes heures du quartier des Chaprais, contraction sans doute de « Champs-prés » se situent fin XIXe début du XXe, ce sont celles de la première révolution industrielle. Le quartier doit alors avoir alors l’aspect, avec quelques traces de maraîchage, de toutes ces banlieues industrielles qui prennent naissance dans l’Europe entière. Les cheminées de multiples entreprises et ateliers témoignent qu’ils ont pour principale source d’énergie d’énormes machines à vapeur comme celle dont on peut encore voir un exemplaire au musée Peugeot.
Les Chaprais furent en fait le première « banlieue » de Besançon et les archives la nomment souvent ainsi. L’éclairage au gaz, grâce au dynamisme de ses habitants qui firent une souscription pour obtenir ce progrès, arrive dès 1864 ; le tram en 1897.
Un témoignage de l’éclairage au gaz rue de Belfort (photo Guy Renaud)
Le premier cinéma de Besançon, l’Alcazar (ouvert en 1909), qui avait jusque 1000 places y connait le succès jusqu’en 1985 sous diverses appellations (Alca, Rex, Vauban).
Une séance de cinéma pour les scolaires au Vauban (photo B. Faille)
Puis, en 1911, ouvrent rue de Belfort, des bains douches auxquels l’architecte donne le caractère oriental que l’on peut toujours voir. Sur les photos de l’époque il existait un dôme couronné d’un croissant qui probablement ferait polémique aujourd’hui. Ils fermeront en 1990.
Les bains douches de la rue de Belfort avec son dôme et son croissant
Qui sait, chez les nouveaux chapraisiens comme moi, que l’entreprise textile Druhen eut jusqu’à deux cents salariés, que la laiterie des Chaprais UAC, dans le vallon de la Mouillère vendait jusqu’à Nancy, qu’il y avait une usine de bière la Gangloff, qu’il y avait une grande scierie « Papineau ».
Démolition de la Gangloff en février 1968 (photo B. Faille)
De multiples horlogers s’étaient installés aux Chaprais . Ils envoyaient leur production par la poste et obtinrent le premier bureau de poste (en 1883) hors les murs de Besançon avant tous les autres quartiers de l’agglomération pour faciliter leurs expédition . L’une de ces entreprises nous raconte-t-on, la société « Philippe » s’arrêta en 1958 et continue toujours sa production à Abidjan. Quel ivoirien, quel bisontin connait cet étonnant voyage du savoir-faire local ? Plus loin l’entreprise de dragées Jacquemin employa elle aussi jusqu’à 200 personnes. Une grande coopérative sise rue de la Liberté fera bientôt l’objet d’une communication d’un membre du groupe Histoire.
Personnellement je ne savais pas que l’entreprise « Monts Jura » se trouvait sur l’emplacement actuel de la grande surface Casino ; elle employa jusqu’à 330 salariés avec 150 autocars desservant 46 lignes régulières en 1962 avant de déménager en 1985.
Mais ce qui a fait des Chaprais de la fin XIXe la première avancée de la cité de Besançon vers la modernité ( le quartier de Battant restant d’abord un quartier essentiellement vigneron) c’est sans aucun doute la présence comme portique d’entrée, mainte fois concrétisé pas des « arcs de triomphe festifs», de la gare Viotte construite en 1856.
N’oublions pas que le train fut le moyen de locomotion et de transport de marchandises majeur durant la première révolution industrielle et jusqu’à l’après seconde guerre mondiale. Il en résulta une très importante population de cheminots qu’un recensement de 1911 pour le seul quartier des Chaprais évalue à 257 âmes. Les cheminots avaient d’ailleurs rue Suard leur coopérative. Mais il paraît qu’ils « siphonnaient » régulièrement du vin d’un « vinoduc » qui conduisait à la « société gazeuse la comtoise » qui mettait en bouteille, avenue Carnot, les vins Union.
C’est par cette porte qu’arrivaient naturellement les VIP de l’époque d’où les nombreux hôtels et cafés. Nous ont été ainsi présentés de nombreux documents sur la visite du président Fallières en 1910 (40 sociétés musicales avaient été regroupées rue de Belfort !).
Cet atout fit aussi du quartier un centre névralgique de la « Résistance » avec plusieurs hôtels impliqués : l’Hôtel Bellevue, l’Hôtel des Voyageurs, le Nouvel Hôtel, sans oublier le Café de Lyon. Le traître Martin, infiltré dans des réseaux de résistants de Bourgogne et de Franche-Comté fut exécuté au Terrasse hôtel où il avait ses habitudes.
Cet atout majeur fut aussi une source de drame ; car lorsque les alliés repoussèrent les allemands, à la fin de la seconde guerre mondiale , un bombardement de la gare en 1943 occasionna 51 morts et une centaine d’immeubles partiellement détruits.
Il en résulte aujourd’hui un habitat dont le moins qu’on puisse dire, à part quelques pépites comme la villa Lorraine, l’ancienne poste, les bains douche, est fait de bric et de broc, maisons particulières élégantes, maisons de paille, maisons à ossatures bois, immeubles de béton poussés comme des champignons au moment de la reconstruction.
Le quartier eut même sa « mairerie » et se proclama avec humour « commune libre » un peu comme le Saugeais. Les activités de cette institution fantaisiste restèrent toujours ludiques ou carnavalesques : courses cyclistes, parodies de visite officielle ; mais témoignent de la volonté de connaître aux Chaprais des grands moments de détente et de prise de distance burlesque avec le quotidien d’un quartier laborieux .
Fête de la Commune Libre des Chaprais dans les années 1930
Avec un passé aussi vivant, il n’est pas étonnant que la rue de Belfort reste l’un des quartiers les plus dynamiques de Besançon. Les activités qui ont fait sa gloire sont maintenant campées dans des « zones ». Zone industrielle plus accessible aux fournisseurs et clients, ou Zone commerciale regroupant dans une laideur dont s’étonneront nos arrières petits-enfants tout ce que veut consommer l’homme insatiable de notre siècle
La rue de Belfort n’en est pas moins l’une des rares de Besançon où l’on peut trouver cinq boulangers pâtissiers, deux bouchers, un poissonnier, quatre cafés restaurants, plusieurs spécialistes, un cabinet médical, un laboratoire d’analyse, deux pharmacies, une épicerie fine, une bio, etc.
Les récents succès de l’exposition des artistes locaux, le succès des cafés-Histoire, les fêtes et « vide-greniers » ; la richesse d’un blog consulté abondamment par tous les habitants témoignent d’une vitalité encore surprenante qui est loin d’être partagée par les autres quartiers de l’agglomération.
Le groupe Histoire, Patrimoine, Mémoire des Chaprais nous emmènera certainement, un de ces jours, sur les traces d’une puissance aujourd’hui bien effacée, qui eut aussi une influence capitale sur la vie du quartier, celle de l’église catholique avec son église Saint Martin des Chaprais, avec ses sociétés sportives, « l’Aiglon », son cinéma, ses colos, ses centres de loisirs, ses pèlerinages etc.
Bulletin de la paroisse Saint Martin des Chaprais 1927
Mais c’est sans doute un autre projet de café-Histoire…
Sources : archives municipales, site mémoire vive ville de Besançon.
Guy Georges Lesart